L’irritation perçait dans sa voix. Déjà, quand j’avais dû annuler notre dîner d’amoureux au restaurant le soir de Noël parce que je travaillais, elle s’était vraiment fâchée, et m’avait dit des horreurs du genre : « Quand je pense que je sortais avec toi uniquement dans l’attente de cette soirée de Noël ! » Noël a un sens particulièrement important pour les lycéennes japonaises. Ni Jun ni ses amies n’ont vraiment besoin d’un homme ou d’un petit ami dans leur vie. Ça n’apporte que des ennuis, aiment-elles à dire. Ils sont ennuyeux, et fauchés. Jun par exemple, cet été, elle n’est pas partie en vacances avec moi, mais avec ses copines, au bord de la mer. Mais Noël, pour elle, c’est un rite particulier, une soirée capitale, qui n’arrive qu’une fois pas an, et il faut qu’elle la passe avec un homme. C’était normal qu’elle soit fâchée, j’avais déjà annulé ce rendez-vous de Noël, si important pour elle, et voilà que je m’apprêtais à passer le réveillon du nouvel an avec Frank.

— Tu sais, c’était dans le magazine, ce pont sur la Sumida, les cloches qui résonnent sur l’armature en acier... Comment il s’appelait déjà ?

— Désolée, j’ai oublié.

De toute façon, quel besoin as-tu d’emmener Frank sur ce pont, hein ? semblait dire le ton.

— Jun, écoute, c’est très important, je ne voudrais pas que tu t’inquiètes, mais, comment dire, il me l’a ordonné, tu comprends ?

A l’autre bout du fil, Jun retint son souffle, puis commença à dire quelque chose à toute vitesse. Je la coupai aussitôt :

— Non, attends, attends, Jun...

Frank me regardait toujours fixement, l’air impassible.

— Calme-toi et écoute-moi bien, ce que je vais te dire n’a rien d’une plaisanterie, je ne mens pas, je te jure, et s’il te plaît, quand j’aurai fini de parler, ne me pose pas de questions, je n’ai pas le temps de t’expliquer en détail, je n’y peux rien, c’est comme ça, tu as compris ?

— Oui, fit Jun d’une petite voix grave.

— Bon, alors, commence par te rappeler le nom de ce pont, tu veux bien ?

— Le pont Kachidoki, dit Jun.

Elle n’avait rien oublié, évidemment.

— Il se trouve du côté de Tsukiji, vers l’île de Tsukishima ou Tsukudajima, je ne sais plus, c’est le premier pont vers l’aval après le grand pont Tsukuda.

La voix de Jun était tendue. Je lui donnai rendez-vous pour le soir au pont Kachidoki.

— Mais ce que je voudrais, ajoutai-je, c’est que tu nous observes, Frank et moi.

— Que je vous observe ? Comment ça ? Je ne comprends rien à ce que tu racontes.

Elle nageait en pleine confusion, mais ce n’était pas le moment de tout lui expliquer en détail. Il fallait que je me contente de bien lui faire comprendre les points essentiels.

— Ecoute, même si on arrive en retard, Frank et moi on sera au pied de ce pont vers dix heures ce soir, tu comprends ?

— Pas si vite, Kenji.

— Qu’ya-t-il ?

— Excuse-moi, mais c’est où le pied du pont ?

— Devant le pont, si tu préfères.

— D’accord, je comprends.

— D’abord tu nous cherches, tu comprends, mais même quand tu nous as trouvés, tu ne bouges pas, tu nous observes comme si tu ne me connaissais pas, même si par mégarde tu t’approches de nous, tu ne m’adresses pas la parole, compris ?

— Je vous observe de loin, c’est ça ?

— Exactement, et quand les cloches auront fini de sonner, je m’éloignerai de Frank, et je rentrerai avec toi, et si jamais tu vois qu’il ne veut pas me laisser repartir, si on a l’air de se disputer ou quelque chose comme ça, tu vas voir un policier – il y en aura partout cette nuit pour contrôler les mouvements de foule, il y en aura sûrement un près du pont  –, tu vas le chercher et tu lui dis de venir m’aider, ok ? De mon côté c’est sûr, moi je quitte Frank pour venir vers toi, alors si les choses ne se passent pas comme ça, c’est qu’il m’en empêche d’une manière ou d’une autre. A ce moment-là, tu peux crier au secours de toutes tes forces ou faire ce que tu voudras pour m’éloigner de Frank, mais avec l’aide du policier, tu comprends, surtout tu n’entreprends rien toute seule. Compris ?

— Comprit.

— Bon, alors je raccroche, à ce soir.

— Attends, Kenji, je peux te poser juste une question ?

— Quoi ?

— Frank, c’était bien un type pas net, alors ?

— Plutôt, oui, répondis-je avant de raccrocher.

Je dis à Frank que je connaissais maintenant le nom du pont et négociai avec lui les termes de notre contrat : une fois qu’il aurait écouté les cloches, il me laissait partir. Je parlai avec un sang-froid qui me sidérait moi-même. Sans doute parce que j’avais donné le meilleur de moi-même. L’idée de dire à Jun de nous surveiller, Frank et moi, c’était la limite de ce que je pouvais inventer pour m’en sortir. Même en y réfléchissant des heures, je n’aurais rien trouvé de mieux.

— Si je prévenais la police, je ne pourrais plus travailler comme guide, et puis je n’aime pas les flics, en plus je ne connais que ton prénom, alors je ne te balancerai pas, je te le promets Frank mais en échange, quand tu auras entendu les cloches, tu me laisseras partir, d’accord ?

— C’est ok, pas de problème, répondit Frank, c’était mon intention de toute façon, tu n’avais pas besoin de dire à ta petite amie de me surveiller pour ça, je te le dis depuis le début, non ? Je te considère comme mon ami.

Je regardai Frank tandis qu’il parlait : je ne le connaissais que depuis une trentaine d’heures, sa façon de s’exprimer me rappelait le moment de notre première rencontre, à l’hôtel près de la gare de Seibu-Shinjuku. Mais naturellement, je ne pouvais pas me fier à ses paroles. Même s’il me considérait comme un ami, ça ne l’empêcherait pas de me trancher la gorge. Pour lui, il n’y avait pas l’ombre d’une contradiction là-dedans.

— Kenji, tu as sommeil ?

Je secouai la tête. Un instant plus tôt, j’étais si fatigué que j’aurais pu m’allonger à même le plancher tapissé de débris de verre, mais maintenant — était-ce parce que j’avais eu cette conversation essentielle avec Jun ? — je n’avais plus la moindre envie de dormir.

Frank semblait hésiter. Il parut sur le point de dire quelque chose, referma la bouche, la rouvrit, puis renonça. Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Finalement il alla jusqu’au réfrigérateur, prit une bouteille d’Evian, but une gorgée. Il me demanda si je voulais boire quelque chose, je répondis : un Coca. Le vieux Frigidaire aux formes arrondies semblait avoir été récupéré dans une décharge, mais il contenait même de la bière.

— Il y a quelque chose dont je voudrais te parler, Kenji, ça risque d’être assez long, et c’est une histoire plutôt étrange, mais j’aimerais bien te la raconter, tu veux bien ?

C’était une façon de s’exprimer bien docile de sa part. Je n’avais aucune envie d’écouter son récit, mais je répondis oui tout de même.

— J’ai été élevé dans une petite ville de la côte est, dont le nom ne te dirait rien, devant la maison il y avait un petit jardin avec de la pelouse, c’était une maison ordinaire dans une ville d’Amérique ordinaire, tu vois, le genre de maison qu’on voit dans les films américains, avec une grand-mère assise dans une chaise à bascule devant le porche.

Frank parlait d’une façon différente. Il me semblait que son expression aussi s’était adoucie depuis que nous nous étions réfugiés dans cet immeuble abandonné. Dans quel genre de quartier nous trouvions-nous exactement ? Il y avait tout un tas de petits immeubles serrés les uns contre les autres aux alentours, pourtant pas un bruit ne parvenait jusqu’à nous, si ce n’est le ronronnement léger du tube fluorescent arraché au mur et posé directement sur le sol, et celui, plus fort, du Frigidaire dans un coin de la pièce. Les fenêtres aux vitres brisées et les murs nus étaient recouverts d’épaisses bâches de plastique mais comme il n’y avait pas le moindre chauffage, il faisait un froid de canard. Mon haleine s’élevait, blanche, à chaque inspiration. Pas celle de Frank.

— C’était une ville nouvelle, où mes parents avaient emménagé pour fuir les regards indiscrets, parce que j’avais sept ans et que j’avais déjà assassiné deux personnes dans la ville où nous vivions précédemment.

En l’entendant prononcer le mot « assassiner » en anglais, j’avais involontairement levé la tête, pour le regarder. Puis je lui demandai de répéter l’âge qu’il avait alors.

— Sept ans, répéta-t-il lentement en buvant un peu d’Évian à la bouteille.

— Incroyable, murmurai-je, mais cette expression me parut aussitôt complètement niaise. Mon soupçon de départ sur la mythomanie de Frank ne m’avait pas quitté jusque-là, mais lorsqu’il prononça les mots « sept ans », mes doutes s’évanouirent immédiatement.

— La ville où nous habitions avant, c’était un petit port de, disons, huit mille habitants, il y avait un terrain de golf qui historiquement est l’un des quatre plus anciens d’Amérique, ce n’était pas un endroit si célèbre que ça mais enfin, des gens venaient spécialement de New York ou de Washington en avion pour y faire du golf, l’aéroport le plus proche c’était Portland, je me rappelle très bien qu’on pouvait aller au Canada facilement de là en voiture, dans ce coin-là au Canada, ils parlent français, on avait tout de suite l’impression d’être à l’étranger, c’était amusant, et il y avait aussi une ligne de chemin de fer, chose assez rare sur la côte est, vers le moment où j’ai commencé à marcher, la ligne a été supprimée, mais il restait les rails, moi j’aimais bien ces rails enfouis sous les chemins, je m’amusais à les suivre, il me semblait qu’ils continuaient jusqu’à l’infini, un petit enfant ça ne peut pas marcher très loin, alors je n’arrivais jamais au bout des rails, et je croyais vraiment qu’ils faisaient le tour du monde, le souvenir qui me reste de cette époque c’est de m’être perdu. Dis-moi, Kenji, ça t’est déjà arrivé de te perdre ?

Je secouai la tête.

— Ça c’est curieux, dit Frank. Tous les enfants se perdent.

Je me rappelai que mon père avait abordé la question avec moi quand j’étais tout petit. Il m’avait répété plusieurs fois que quand les enfants petits jouent tout seuls, ils finissent par se perdre, c’est pourquoi il fallait que je joue avec une bande de petits camarades, car si je jouais tout seul, je me ferais enlever par des méchants.

— Moi, dès que je mettais le nez dehors, je me perdais. Papa me disait toujours qu’on aurait dit que j’avais appris à marcher seulement pour pouvoir me perdre.

Frank avait utilisé le mot daddy pour dire « papa », ça me fit un effet bizarre. Depuis qu’il m’avait dit être devenu un assassin à l’âge de sept ans, j’avais l’impression qu’il devait être orphelin. J’avais lu une histoire dans ce genre dans un roman, où des enfants malheureux, élevés dans un asile de vieillards tenu par leur grand-mère, devenaient des assassins. « Ton père vit toujours ? » demandai-je machinalement. Frank eut un sourire amer et répondit en baissant la tête :

— Papa, oui, il paraît qu’il vit toujours, mais je ne sais pas où il est. Je me rappelle très bien quand je me perdais, poursuivit-il. Ça m’est arrivé dans plein de circonstances différentes mais l’instant où je me perdais était toujours le même. Quand un enfant se perd, c’est toujours soudain, aucun enfant ne se perd lentement. Tout d’un coup, on s’aperçoit qu’on est dans une rue inconnue, et on est perdu. Je passais devant des rangées de maisons que je connaissais, des parcs que je connaissais, et puis je tournais à un coin de rue, et tout d’un coup le paysage se transformait, quand je repense à ces instants, je me rappelle la sensation de peur et de plaisir mêlés que ça me procurait. Il m’arrivait aussi souvent de me perdre en suivant quelqu’un, je me rappelle que j’avais juste l’âge où on commence à pouvoir sortir seul, donc, j’imagine que c’était vers trois ans, par là, je suivais souvent la fanfare des pompiers, il y avait une caserne de pompiers juste à côté de chez moi, leur fanfare était célèbre, on était à la campagne et puis ils gagnaient souvent des concours, alors ils s’entraînaient à défiler dans les rues en jouant de leurs instruments, et moi, je suivais le cortège mais comme je n’avais que trois ans, je marchais trop lentement et je restais en arrière, en dernier c’était toujours le saxophone et le tuba, d’énormes instruments étincelants, je me rappelle très bien la sensation que j’avais en les voyant s’éloigner, c’était comme si le monde lui-même s’éloignait, et puis tout à coup en regardant autour de moi, je m’apercevais que j’étais perdu. Un jour j’ai rencontré maman par hasard dans la rue, elle rentrait de faire des courses en voiture et elle m’a croisé en train de marcher tout seul.

Frank avait prononcé le mot « maman » avec un grand naturel. Mais cette fois je ne lui demandai pas si elle était toujours en vie, j’avais l’intuition qu’il valait mieux ne pas poser la question.

— Comment dire ? Je me rappelle très bien l’ambiance de ces moments où je me perdais, la seule géographie que je connaissais, c’était celle des alentours de la maison, un pâté de maisons autour de chez nous à peu près, c’était mon monde, à cette époque mon monde avait une forme de T, l’avenue qui passait devant chez nous et les chemins de traverse qui s’étendaient de part et d’autre de la maison, et aujourd’hui encore, je me rappelle très bien les frontières de cet univers, à gauche c’était la boîte à lettres bleue de nos voisins, et à droite un arbre au coin de la rue, de l’autre côté, c’était un banc en fer du parc – un ruisseau coulait au milieu, je me souviens – et à partir de ce banc le terrain descendait en pente, dès que je sortais de ces limites j’étais perdu, pourtant j’ai dépassé plusieurs fois ces frontières, j’aurais donc dû commencer à reconnaître le paysage qui s’étendait au-delà, mais la pensée que j’étais en dehors de mon monde était si puissante, comme la peur que les forêts inspiraient au Moyen Âge, tu vois, et le jour où j’ai rencontré maman par hasard, c’était vers la fin du printemps, il y avait des nuages, c’était juste à la limite entre le printemps et l’été, dans cette zone de la côte est, il fait souvent nuageux et très humide, ça crée une sorte de brume qui chasse le soleil, le temps est très lourd mais dès que le vent se met à souffler ça se rafraîchit, si bien qu’il y a une proportion élevée d’asthmes et de bronchites, je me rappelle que tous les adultes toussaient, ce jour-là j’avais dépassé la boîte à lettres bleue et j’avais pénétré dans un autre univers, pour un enfant, se perdre, ce n’est pas une question de circonstances mais plutôt de vocation, il y a l’excitation de savoir qu’on ne peut plus retourner en arrière, il y a ce sentiment de peur, d’insécurité, le corps est complètement déstabilisé, on ne sait plus très bien où est la frontière entre soi et le monde extérieur, j’avais l’impression de me fondre dans le paysage couleur de cendres qui m’environnait, à plusieurs reprises je me suis mis à crier mais les adultes ne font pas attention à un petit enfant qui pousse des cris dans la rue, si j’avais pleuré ça aurait été différent mais ce jour-là spécialement, la peur avait pris le dessus, j’étais aussi terriblement excité, et puis maman est apparue, sa voiture s’est arrêtée tout à coup à côté de moi, mais c’est mon petit garçon, a dit maman, et je me suis mis à pleurer, non pas de joie de la retrouver mais de peur parce que ce monde inconnu et elle s’étaient soudain rencontrés, comme si maman était devenue quelqu’un d’autre, je me suis dit qu’il fallait trouver un moyen de retourner dans mon monde familier, alors j’ai repoussé ma mère qui voulait me prendre dans ses bras, je voulais m’enfuir, je me disais : je ne dois pas rencontrer maman ici, maman ne fait partie du monde de l’autre côté, cette femme ressemble à ma mère mais ce n’est pas elle, c’est une autre femme de ce monde-ci, qui ressemble beaucoup à maman, mais ça ne peut pas être elle, j’étais terrorisé, je l’ai mordue violemment au poignet, les mâchoires comme ankylosées, je ne les sentais plus, je me disais que je devais la mordre de toutes mes forces, maman a été très surprise, je n’avais que trois ans, mais mes dents lui ont déchiré la peau, sans doute près d’une veine parce que le sang a jailli dans ma bouche avec une force extraordinaire, j’avais le souffle coupé tellement j’avais mordu fort, si bien que j’étais obligé d’avaler toute cette quantité de sang pour ne pas m’étouffer, j’ai aspiré le sang à la veine du poignet de ma mère comme un bébé boit du lait, il fallait que je morde de toutes mes forces, j’avais du mal à respirer mais je devais boire ce sang sinon je m’étouffais, Kenji, tu a déjà bu le sang d’une créature vivante ?

J’avais une telle nausée que j’étais incapable de répondre. Cela faisait à peu près deux ans que je faisais l’interprète pour mes clients et j’étais enfin arrivé au stade où les mots anglais m’évoquaient directement des images. Jusque-là, pour saisir le sens d’une phrase, j’étais obligé de la décortiquer dans ma tête et de me traduire les mots un par un en japonais. Par exemple, si j’entendais le mot blood, je le transformais d’abord en chi, qui signifie la même chose en japonais, et ensuite seulement naissait dans mon esprit la vision du liquide rouge. Mais cette fois le substantif blood et le verbe drink (« boire ») s’étaient directement connectés dans mon cerveau. Qui plus est, Frank m’avait demandé si j’avais déjà bu du sang avec un naturel surprenant. Sa voix n’avait rien de celle du narrateur dans un film d’horreur. Il ne m’avait absolument pas demandé ça comme s’il s’agissait d’une question épouvantable, dans le style « je vais te parler d’une chose terrifiante, as-tu déjà bu du sang ? » avec des frissons dans la voix. Il avait le même ton que s’il m’avait demandé si j’aimais le base-ball quand j’étais petit. Tête baissée, je secouai lentement la tête.

— Moi, la première, c’était le sang de ma mère, dit Frank d’un ton mélancolique. Le sang, tu sais, c’est fade, ce n’est pas particulièrement bon, ni amer, ni sucré, ça ne rend pas dépendant.

Les mains autour des genoux, tête baissée, je me contentais de hocher la tête de temps en temps à ce qu’il disait. Le faisceau de lumière du tube fluorescent posé par terre s’élargissait vers le haut, laissant dans l’obscurité le sol et le matelas sur lequel Frank et moi étions assis, mais mes yeux s’y habituant, je remarquai que le plancher était recouvert d’une épaisse couche de poussière et que des insectes y rampaient. Il y avait çà et là des taches noires, autour desquelles grouillaient des insectes d’une sorte qui m’était inconnue. Ces traces ressemblaient à du sang séché. Je me demandai si Frank avait tué quelqu’un ici. Ou alors il avait commis son crime ailleurs et amené ensuite le cadavre ici pour le découper à l’aide des instruments chirurgicaux disséminés dans cet ancien centre de soins. Peut-être que l’étrange couteau pointu dont il s‘était servi pour trancher la gorge des filles du club de rencontres venait aussi d’ici ?

Il continuait à discourir :

— Après cette histoire de morsure, mes parents m’ont emmené voir un psy pour enfants, d’après les résultats de la consultation, je ne buvais pas assez de lait quand jetais bébé, la cause première de mon instabilité émotive était un manque chronique de calcium, à quoi s’ajoutait l’influence pernicieuse des films pleins d’hémoglobine que regardaient mes frères aînés, à l’époque mes deux frères adoraient les films d’horreur, en Amérique quatre-vingt-dix pour cent des enfants aiment les films d’horreur, lorsque j’ai commis mes deux premiers meurtres, on a découvert chez mes parents un tas de vidéos de films d’horreur ou de violence, des affiches, des masques en caoutchouc, et les médias ont dit que c’était ça qui m’avait influencé, autrement dit c’était seulement pour se rassurer qu’ils cherchaient les causes de ces crimes commis par un enfant, parce qu’il n’y a aucune raison qui pousse un enfant à commettre un crime, tout comme il n’y a pas de raison précise qui pousse un enfant à se perdre, on ne peut pas dire qu’un enfant s’est perdu parce que ses parents ont cessé de le surveiller, ça c’est juste un élément du processus.

Il était près de quatre heures du matin. Il faisait un froid de plus en plus pénible, mais Frank ne semblait pas en avoir conscience. Moi j’avais gardé mon manteau mais Frank portait seulement une veste. Depuis deux jours que j’étais avec lui, j’avais constaté son étonnante insensibilité aux changements de température. Il me regarda souffler sur mes deux mains jointes et me demanda si j’avais froid. Je hochai la tête, il parut surpris, enleva sa veste et fit le geste de la poser sur mes épaules.

— Non, ce n’est pas la peine, fis-je en esquissant un geste de recul, mais il insista :

— Mets-la, je t’assure, moi, je ne sens pas le froid, regarde, ajouta-t-il en relevant un peu les manches de son pull pour me montrer ses poignets, parcourus de ces innombrables cicatrices que j’avais déjà remarquées au cours de la soirée. Je me demandai quel pouvait être le lien entre son insensibilité au froid et ces tentatives de suicide.

— Après avoir bu le sang de maman, j’ai été en proie à l’obsession que je ne pourrais plus me passer de sang humain, ce n’est pas que j’aimais ça, boire du sang, mais j’étais fasciné par cet acte que j’avais commis, parce qu’il était anormal, mêler l’imagination à ses actes, ça c’est une caractéristique propre aux humains, tu vois, l’imagination était indispensable à l’homme préhistorique pour survivre face aux dangers que représentaient d’énormes animaux sauvages d’une force bien supérieure à la sienne, prévoir, exprimer, communiquer, vérifier, toutes ces choses qui sont devenues indispensables à l’homme sont soutenues uniquement par ses capacités d’imagination, imaginer à l’avance toutes les peurs et les dangers qui pouvaient se présenter permettait à nos ancêtres d’éviter leur manifestation dans la réalité, c’est pour ça que la race humaine actuelle garde autant d’imagination, dirigée de façon positive elle donne naissance à l’art et à la science, et de façon négative elle prend la forme de peurs, d’angoisses, de haines, qui reviennent immanquablement vers nous, on dit souvent que les enfants sont cruels parce qu’ils s’amusent à tourmenter ou à tuer des insectes et des petits animaux, il y a aussi des enfants qui cassent leurs jouets, ils ne le font pas par réel intérêt mais seulement pour échapper à leurs angoisses imaginaires en les transposant dans la réalité, comme ils ne peuvent supporter de s’imaginer en train de tuer un insecte, ils essayent de vivre réellement la scène pour vérifier inconsciemment que même s’ils le font, ni eux ni leur monde ne vont s’écrouler, moi, ce qui m’était insupportable et angoissant, c’était l’idée que j’allais peut-être boire le sang d’une autre personne, c’est comme ça qu’à quatre ans je me suis tranché le poignet pour la première fois, mon premier acte d’automutilation, qui a suscité la stupeur générale, on m’a de nouveau emmené chez le psy, il a recommandé à mes parents de ne pas me laisser voir de films d’horreur ou de violence, moi je ne détestais pas les films d’horreur, c’est sûr, mais je n’en étais pas un fanatique comme mes frères, fondamentalement les amateurs de films d’horreur sont des gens qui s’ennuient dans la vie et qui ont besoin de stimulants, et puis ils cherchent aussi à calmer leurs angoisses : ça les rassure de constater qu’eux-mêmes et leur monde existent exactement de la même façon qu’avant une fois que le film qui leur a donné des sueurs froides est terminé, c’est ça, la véritable raison d’être des films d’horreur, les films d’horreur jouent le rôle de choc-absorber, par conséquent, s’ils disparaissaient, il ne resterait plus rien pour résoudre l’angoisse générée par l’imagination et peut-être que les crimes à sensation augmenteraient considérablement, les imbéciles auxquels les films d’horreur donnent des idées de meurtre peuvent concevoir exactement le même projet simplement en entendant parler d’un crime aux informations, tu vois, Kenji, entre quatre et six ans, je me suis tranché les veines plus de dix fois, le froid qu’on ressent quand le sang s’écoule de son propre corps, tu ne peux pas savoir ce que c’est, c’est terrible, Kenji, on a dû me mettre sous surveillance, la femme qui me gardait était horriblement laide, un jour elle m’a trouvé en train d’essayer de m’ouvrir la gorge, elle m’a battu comme plâtre, et un soir d’automne, j’ai profité de ce qu’elle était dans la salle de bains pour m’emparer d’un couteau qui appartenait à mon frère, j’ai fourré dans ma poche des madeleines que maman avait fait cuire le matin même, et je suis sorti de la maison, au bout d’un moment je me suis perdu pour la première fois depuis longtemps, je marchais très vite dans la rue, j’ai retrouvé les rails de l’ancienne voie de chemin de fer, je me suis rappelé que j’aimais marcher le long de ces rails, les rails rouillés étaient enterrés sous un mélange de ciment et de coquillages concassés, je voyais des bouts de coquillages briller au soleil, je suis parti en direction de la colline, j’avais déjà marché souvent comme ça vers le sommet de cette butte mais je m’arrêtais toujours à mi-pente, naturellement je m’étais perdu dès que j’étais sorti de la maison, je continuais à marcher sans jamais me retourner, il me semblait que si je me retournais quelque chose allait s’évanouir, j’avais le pressentiment qu’un pan entier du monde allait disparaître, alors j’avais décidé de ne surtout pas me retourner, le couteau que j’avais pris était assez grand, ça m’était difficile de le garder caché dans mon pantalon, pendant que je marchais, il s’était mis à glisser le long de mes jambes mais je continuais à marcher en baissant la tête, ne regardant rien d’autre que ces rails rouillés et le sol de ciment et de débris de coquillages, et tout d’un coup, la ligne s’est arrêtée, ça m’a causé un choc, j’avais toujours été persuadé que cette ligne était sans fin, je suis resté planté là longtemps à contempler le bout de la ligne, j’étais sûr que c’était le bout du monde, et puis tout à coup je me suis rendu compte que j’étais debout au sommet de la colline, devant mes yeux il y avait un étang, je me suis retourné et au loin en bas, j’ai vu toute la ville avec de petites maisons miniatures, c’était la première fois que je contemplais ce paysage, je n’étais jamais allé jusqu’en haut avant, on apercevait toute la ville de là, les habitations qui s’étageaient sur les pentes douces, les magasins au milieu, l’église et le parc, les plus grands bâtiments rassemblés autour, ensuite vers le port je voyais des cheminées d’usine et d’énormes entrepôts, et les grues du chantier naval où j’avais été un jour avec mes frères, on aurait dit des jouets minuscules, au-delà, la mer, et le soleil voilé de nuages gris qui s’abaissait sur la ligne de l’horizon, le vent m’apportait un parfum de marée, ma vue englobait tout, je me sentais à la fois tout-puissant et horriblement angoissé, il me semblait que le monde entier était agenouillé à mes pieds, et en même temps que j’étais le seul être séparé du monde, c’est terrible, ai-je murmuré, j’étais écrasé, comme sous le choc d’une révélation divine, au sommet de la colline j’ai découvert les traces d’une mine de charbon à ciel ouvert abandonnée, les anciennes galeries de mine étaient devenues un étang aux formes tortueuses dans lequel nageaient des dizaines de cygnes venus d’un lac du Québec, j’ai marché jusqu’à la rive couverte d’épais roseaux, je me suis assis sur un rocher, j’ai sorti les madeleines de ma poche, les ai émiettées et j’ai commencé à les lancer dans l’eau, je ne savais pas que les cygnes aimaient les madeleines, mais tout un groupe s’est approché de moi en glissant, si c’était moi qui m’approchais d’eux ils allaient s’enfuir, je le savais, même moi, si quelqu’un ou quelque chose d’inconnu essayait de m’aborder je prenais aussitôt la fuite, quelqu’un qui s’approchait sans prévenir ne pouvait être qu’un ennemi, un cygne est arrivé tout près de moi en glissant, un bébé qui n’avait pas encore appris à se méfier, son corps aux courbes étranges était illuminé d’orange par le couchant, mon cœur battait terriblement vite, j’avais l’impression qu’il allait jaillir hors de ma cage thoracique par ma bouche, mon nez et mes oreilles, je murmurais « attends, pas encore, pas encore » pour me calmer, j’étais dissimulé dans l’ombre des roseaux, le cygne s’est approché tout près, si près que j’aurais pu toucher son cou élancé en tendant la main, mais je suis resté immobile sur ma pierre, j’ai émietté un bout de madeleine et l’ai lancé tout doucement à la surface de l’eau, puis j’ai sorti mon couteau de ma poche, tout doucement, pour que le cygne ne me voie pas faire, je l’ai sorti de sa gaine de cuir, grand et lourd, c’était le couteau de mon frère, comme ça tout sera harmonieux, me disais-je, ma sensation d’être coupé du monde et celle de l’avoir à mes pieds seraient reliées en moi, le cygne était à peine à quelques centimètres du bout de mes doigts, je soulevai lentement le couteau à hauteur de mon épaule, visai la naissance du cou, puis abattis l’arme d’un coup, c’est comme ça que j’ai appris que les cygnes avaient un os dans le cou, ça a fait un bruit particulier, comme une branche morte qui se brise, puis le sang a jailli, il avait un goût bien plus sucré que le sang de maman, je me suis dit à ce moment-là que ce devait être à cause des madeleines, je crois que j’en ai bu beaucoup, de ce sang, près de l’étang à côté de la mine abandonnée, c’était un endroit où il se passait toutes sortes de crimes, des viols, personne n’osait s’y aventurer, et personne n’a jamais su que j’avais tué ce cygne.

Frank cessa un instant de parler, baissa la tête, appuya ses doigts sur ses globes oculaires... Il avait la même attitude que s’il pleurait, mais il dit seulement à voix basse :

— J’ai les yeux fatigués. C’est parce que je ne dors pas, quand je ne dors pas, j’ai mal aux yeux, je n’ai aucun problème physique à part ça, mais les yeux, ça me fait mal, c’est presque insupportable.

Je lui demandai depuis combien de temps il ne dormait pas.

— Cent vingt heures, répondit-il.

Je fis un calcul rapide : cinq jours ! Il devait prendre des amphétamines. J’avais beaucoup d’amis accros au speed, quelques camarades de classe de Jun en prenaient aussi. Ce truc-là peut vous maintenir éveillé plusieurs jours. Je demandai à Frank s’il se droguait, mais il secoua la tête pour dire non et poursuivit son récit :

— Dans la ville où j’ai bu le sang du cygne, j’ai tué deux personnes, et on m’a envoyé dans un hôpital psychiatrique, un hôpital dirigé par l’armée de terre, je crois, les réponses que j’avais faites à la police ont été jugées bizarres, depuis le soir où j’avais vu le soleil se coucher sur cet étang près de la mine abandonnée, mon sentiment d’être coupé du monde et de l’avoir à mes pieds avait continué, à la clinique ils m’ont fait prendre des quantités incroyables de médicaments, ils en mélangeaient même à mes repas, on me les enfonçait de force dans le gosier à l’aide d’un bâton de plastique muni d’une bosse en silicone à une extrémité, ce bâton était conçu à l’origine pour les patients atteints d’un cancer de la gorge qui ne pouvaient plus avaler normalement les aliments, il était bien conçu, ils m’enfournaient des quantités extraordinaires de médicaments dans l’œsophage avec ça, et à cause des effets secondaires de ces préparations, je suis devenu obèse, mon teint était livide, c’était comme si mon corps ne m’appartenait plus, j’étais une espèce de peluche bourrée de sciure de bois, je me sentais liquéfié, ça a duré des années, comme si je n’étais plus moi-même, en fait, je suis sûr que je n’étais vraiment plus moi-même, enfin peu importe, c’est une question épineuse de décider qui on est véritablement, pour commencer on peut essayer de se chercher soi-même, même en se fouillant les entrailles on ne se trouvera pas, même si on se perce la peau, on ne trouvera que du sang, des muscles et des viscères, au bout d’un an je suis sorti de l’hôpital, énorme, boursouflé, ma famille avait déménagé, on habitait une ville de campagne en Virginie maintenant, mon père et mes frères ne m’adressaient pratiquement plus la parole, dix ans plus tard – j’étais en prison, je venais d’atteindre ma majorité — l’aîné de mes frères est venu me voir et m’a reparlé de cette époque en essayant de se justifier, ce n’était pas parce que tu étais un assassin, mais parce que tu avais tellement grossi qu’on ne te reconnaissait plus, c’était comme si tu étais devenu un autre, personne ne savait comment s’y prendre avec toi, ni de quoi te parler, voilà ce qu’il m’a dit, c’est quand ils m’ont enlevé un bout de cerveau, après mon quatrième séjour en hôpital psychiatrique, que j’ai commencé à pouvoir me passer de sommeil, depuis je dors très peu, et pas tous les jours, pour faire une lobotomie, tu vois, on perce un petit trou dans la boîte crânienne et on introduit un instrument et on tranche des fibres nerveuses de la substance blanche du cerveau, c’est vers l’époque où les procédés de la tomographie ont commencé à être au point qu’on m’a opéré, il paraît que d’habitude, les patients qui subissent cette opération deviennent paisibles comme des toutous, les cliniques psychiatriques américaines sont à l’avant-garde de la médecine psychiatrique, tu sais, et les Américains adorent tripoter le cerveau, j’avais quinze ans quand on m’a opéré, je pratiquais déjà la magie noire, j’avais rencontré plein de gens à la maison d’arrêt pour jeunes criminels et à l’asile psychiatrique, grâce à eux j’avais appris à tuer méthodiquement, à trancher les gorges sans faire couler trop de sang, où insérer le couteau pour couper le tendon d’Achille en produisant un son aigu, c’était pratique tout ça, j’ai aussi appris l’hypnose, c’est d’une simplicité enfantine, ce n’est pas seulement que quand je tue les gens je me sens vivre plus pleinement, il doit y avoir autre chose, je réfléchis beaucoup à ça, parfois, je suis sur le point de découvrir ce que c’est, c’est intéressant, c’est quand je tue que je suis le plus concentré sur la vie, je me sens tellement lucide, il y a des instants où je suis sur le point de prendre conscience d’autre chose, Kenji, tu t’es déjà retrouvé dans un hôpital psychiatrique ?

Ce que me racontait Frank était fondamentalement très désagréable à entendre, et il y avait pas mal de choses que je ne comprenais pas mais je ne pouvais pas me boucher les oreilles. J’avais l’impression d’écouter de la musique plus qu’un monologue. Il y avait une mélodie, un rythme, il me semblait que ce qu’il disait pénétrait en moi par les pores de ma peau plutôt que par les oreilles. Ce qu’il disait était compliqué si bien que quand il me demanda soudain si je m’étais déjà retrouvé en hôpital psychiatrique, je ne pouvais même pas me dire qu’il posait des questions invraisemblables. Je répondis « no », comme à une question ordinaire. Plus je l’écoutais, moins je le trouvais anormal. A certaines époques dans l’histoire de l’humanité les hommes s’étaient entretués, avaient mangé la chair de leurs ennemis, et il me semblait que je l’entendais me raconter une de ces histoires datant d’un lointain passé. La frontière entre la normalité et la folie devenait floue. Je ne savais plus ce qui était bien, ce qui était mal. C’était angoissant mais en même temps je ressentais une sorte d’étrange sentiment de libération inconnu jusqu’alors. Je me sentais enveloppé d’une sorte de gelée visqueuse où se fondaient les limites entre moi et autrui, où je n’avais plus besoin de penser à toutes ces choses compliquées dont la vie était remplie.

Frank m’entraînait dans un monde inconnu, ailleurs.

— L’hôpital psychiatrique ! Ça c’est un endroit intéressant ! Je n’ai jamais oublié l’histoire du chat de laboratoire : on enferme un chat dans un caisson d’expérimentation, dès qu’il marche sur un bouton qui se trouve à l’intérieur, sa nourriture apparaît, et à force de répéter ce geste le chat s’en souvient, c’est pour l’entraîner, quand cet entraînement est terminé, on l’affame et on le remet dans le même caisson mais cette fois quand il marche sur le bouton, c’est une décharge électrique qu’il reçoit, une décharge très légère comme un souffle de vent sur le museau, c’est suffisant, on obtient le même résultat, ça met le chat dans un état d’extrême instabilité mentale, il commence à manifester des symptômes de troubles nerveux, puis il perd jusqu’à l’envie de se nourrir, et se laisse mourir de faim, intéressant, non ? C’est un spécialiste des tests psychologiques qui m’a raconté cette expérience, tu connais les tests psychologiques ? On m’en a fait faire des centaines, à la fin je savais tous les questionnaires par cœur, à dix-huit ans je connaissais ces tests plus en détail que les examinateurs eux-mêmes, le plus connu, c’est le test du Minnesota qui permet de répertorier divers aspects de la personnalité, tu veux essayer ?

L’histoire du chat me passionna. Ce chat appuie sur un bouton avec sa patte, on lui donne à manger ; il doit trouver ça plutôt agréable comme expérience, ensuite on l’affame et on recommence, mais en lui infligeant une souffrance au lieu du plaisir ressenti d’abord. Naturellement le chat ne comprend plus rien à ce qui se passe. Il me semblait qu’autrefois, quand j’étais enfant, j’avais vécu exactement le même genre de chose. Pas quand mon père était mort, ou lors de traumatismes importants de ce genre, non, plutôt dans des petits détails du quotidien. Le monde des adultes qui les entoure est très différent de ce qu’imaginent les enfants, si bien que ces petits êtres qui dépendent entièrement des adultes pour leur survie sont élevés de la même façon que ce chat. Les réactions de l’entourage de l’enfant, y compris le comportement de ses parents, ne sont pas uniformes. Au Japon, c’est particulièrement déréglé. Aucun repère ne vous indique ce qui est plus important que le reste. Les adultes ne vivent que pour l’argent et ce qui a déjà une valeur reconnue, comme les objets de marque. La télé, les journaux, la radio, bref l’ensemble des médias nous abreuvent de déclarations d’adultes qui ne s’intéressent à rien d’autre qu’à l’argent et aux objets de marque tout en affirmant que ce n’est pas ça l’important. Depuis les politiciens jusqu’aux bureaucrates, et à tous ces leaders minables qu’on voit boire du saké bon marché dans des meetings politiques, on voit tout de suite qu’ils ne pensent qu’au fric. Ils ont beau nous faire des déclarations pompeuses pour affirmer que la vie ne se limite pas à l’argent, il n’y a qu’à regarder comment ils vivent pour se rendre compte tout de suite que c’est la seule chose qui compte pour eux. Les magazines de vieux critiquent les lycéennes qui se prostituent pour s’acheter des vêtements de marque et recommandent dans le même numéro des salons de massage pas chers et des établissements de bains porno ouverts tôt le matin. Tout en condamnant la corruption des politiciens, ils indiquent où et comment acheter les meilleurs actions et biens immobilier, et nous abreuvent de photos de crétins revêtus de ce qui se fait de plus cher, dans des demeures somptueuses, ils nous montrent ça comme exemple de la réussite d’un homme. Les enfants japonais sont soumis trois cent soixante-cinq jours par an, et durant presque toute la journée, au même traitement que le chat de laboratoire. En un mot, de vieux ringards passent leur temps à leur dire : « De quoi vous plaignez-vous ? Nous avons tout enduré, nous nous sommes nourris de rutabagas pour faire de ce pays un pays riche où vous vivez bien nourris, sans manquer de rien. » Et les vieux qui nous font ces beaux discours sont si écœurants à regarder qu’on ne voudrait surtout pas devenir comme eux. Nous, on se dit toujours : « Si on fait vraiment ce que vous dites, on va finir comme vous. » C’est une vraie souffrance, ça. Et tous ces vieux s’en fichent parce qu’ils vont bientôt crever mais nous, on va devoir vivre encore cinquante, soixante ans, dans ce pays pourri.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Kenji ? demanda Frank en me regardant.

— Rien, pourquoi ?

— Tu avais l’air en colère, dit Frank en souriant, puis il but une gorgée d’Évian.

— L’histoire du chat était intéressante, dis-je en buvant moi aussi un peu de Coca. Ça faisait un moment que la canette était posée par terre devant moi, pourtant le Coca était toujours glacé. Drôle d’endroit, ici, pensai-je. On avait l’impression d’être totalement coupé du monde extérieur et, peut-être à cause du froid qui régnait, je me sentais sur une autre planète. Je me demandais s’il existait des planètes où le crime était autorisé. Sûrement. Sur Terre aussi, pensai-je, en temps de guerre les assassins sont considérés comme des héros. A cette pensée je compris enfin pourquoi je ne m’étais pas précipité au poste de police de Kabukichô tout à l’heure. Tous ces gens que Frank avait assassinés au club de rencontres vivaient, sans opposer la moindre résistance, dans le même environnement que le chat soumis à l’alternance de nourriture et de décharges électriques. Je regardai Frank. Ce type-là, me dis-je, lui au moins, il résiste, à sa manière. Il fait sans doute partie des rares êtres qui, plongés dans cette cage de laboratoire qu’est le monde, gavés de nourriture puis soumis à des décharges électriques alors qu’ils n’ont rien fait de mal, opposent une résistance. A cette pensée, Frank, que je voyais toujours éclairé par en dessous par la lampe fluo, m’apparut comme un homme qui n’avait jamais cédé devant personne, même soumis à un traitement abominable. Il me proposa à nouveau de faire un test, et je me mis à répondre par oui ou par non à sa liste de questions qu’il connaissait par cœur.

Il y en avait de toutes sortes. Depuis « aimez-vous les poèmes qui parlent de fleurs ? » jusqu’à « prenez-vous plaisir à être maltraité par une personne que vous aimez ? » en passant par « trouvez-vous que votre sexe a une forme étrange ? » Plus de deux cents questions. A la fin Frank me dit en souriant :

— Amusant, non ? C’est moi qui ai inventé toutes les questions que je viens de te poser. Dans les tests il faut répondre tout de suite sans réfléchir, j’en ai subi des centaines moi-même, et tu vois, maintenant je suis une autorité mondiale en matière de tests psychologiques.

Je lui demandai quels étaient les résultats du mien.

— Ça va, répondit-il, tu es normal, les gens qui ont l’esprit sain présentent tous un certain degré de confusion et de contradiction, au contraire ceux qui affirment dur comme fer qu’ils adorent telle chose et détestent telle autre sont les plus dangereux, on ne sait jamais de quel côté va pencher la balance, l’état normal est un état d’hésitation et de souffrance, c’est comme ça que tout le monde vit.

— Et toi ? demandai-je.

— Moi aussi je suis normal, répondit Frank.

Sa réponse ne me surprit pas, je m’y attendais. Depuis ce bout de peau humaine collé sur ma porte ce matin, cette journée n’avait été qu’une succession d’événements parfaitement impensables en temps ordinaire. J’aurais dû être épuisé mais je me sentais étrangement éveillé et lucide. Je me trouvais dans une étrange maison abandonnée, glaciale, des instruments chirurgicaux parsemant le sol. Peut-être tout cela avait-il créé une légère distorsion dans mon esprit. Je n’étais ni influencé par Frank, ni victime d’une objectivation du moi, pourtant, j’étais à n’en pas douter entraîné physiquement et mentalement dans un espace où je n’avais encore jamais pénétré jusque-là. Comme si, en voyage, j’avais une frontière secrète, et que j’écoutais les explications du guide sur ce pays caché.

— Tu dois être fatigué, dit Frank. Il y a encore un tas de choses dont je ne t’ai pas parlé mais il vaudrait peut-être mieux que tu te reposes maintenant. Ce soir, nous devons aller écouter les cloches.

Je lui dis que je n’avais pas sommeil.

— Tu as peur que je te tue toi aussi ?

— Non, ce n’est pas ça, mais j’ai l’impression d’avoir tous les nerfs aiguisés.

— Tu devrais peut-être manger quelque chose.

Je répondis que je n’avais pas faim, mais Frank insista en affirmant que je dormirais mieux si je mangeais quelque chose. Il sortit une cafetière électrique d’un des cartons qui traînaient dans la pièce, versa de l’Évian dans le réservoir et brancha l’appareil, puis il sortit du même carton deux bols de nouilles instantanées. Je lui demandai s’il se nourrissait toujours de plats tout préparé. « Plus ou moins », répondit-il en riant.

— Tu n’as pas envie de manger un bon plat de temps en temps ?

Il devait y avoir une raison à cela, pensai-je tout en regardant l’eau chauffer dans la cafetière. Tout le monde aime manger de bons petits plats.

— J’ai fait de longs séjours en HP, et là-dedans on ne te donne qu’une nourriture insipide, des repas liquides qu’on t’enfonce de force dans le gosier, je ne sais pas ce que c’est qu’un bon repas, je n’ai pas le souvenir d’en avoir fait. Si je mangeais de bonnes choses j’aurais l’impression que quelque chose de précieux quitte mon corps, que je me démunis d’un élément important.

Qu’est-ce qu’il me chantait là ?

— Le devoir dont le ciel m’a investi, c’est de tuer des gens, c’est ça mon destin sur terre.

Les nouilles furent bientôt prêtes. Frank me tendit une fourchette en plastique. La chaleur et le fumet montant des nouilles pénétrèrent mon corps.

— Continueras-tu à tuer des gens même après avoir entendu les cloches sonner cent huit fois ? demandai-je tout en aspirant mes nouilles.

— Je ne sais pas, dit Frank, je pensais jusqu’à présent que je n’avais rien d’autre à faire dans la vie que de tuer des gens, et c’était vrai, ça m’était indispensable pour continuer à vivre, fondamentalement c’était la même chose pour moi quand je me suis coupé les veines, quand j’ai planté mon couteau dans le cou du cygne et que j’ai bu son sang, ou quand j’ai commis des meurtres, tu vois ; si les gens ne se servent pas activement de leur cerveau et de leur corps, ils sont vite atteints de démence sénile, même les enfants, la circulation du sang dans leur cerveau diminue de plus en plus, le stress ralentit la circulation dans le cerveau du chat soumis à des chocs électriques et il se laisse mourir de faim, les êtres humains ont mis au point toutes sortes de moyens pour éviter cela, ça va de la chasse aux pop-songs et aux courses de voitures, mais il n’y a pas tant de façons que ça d’éviter la démence sénile, les enfants spécialement sont fragiles, ils ne peuvent pas choisir beaucoup de choses, et comme dans le monde actuel le contrôle de l’État est de plus en plus renforcé, je suis sûr que les gens comme moi vont augmenter de plus en plus.

Frank continuait à parler, il avait planté sa fourchette dans son bol de nouilles, l’avait élevée jusque sous son menton, mais était si absorbé par ce qu’il disait qu’il en oubliait de la porter à sa bouche. Des gouttes de bouillon tombaient sur le sol poussiéreux. Bientôt la vapeur cessa de s’élever des nouilles, mais Frank ne s’arrêta pas de parler pour autant. Il continuait inlassablement, tandis que je gardais les yeux fixés sur cette fourchette de nouilles qui changeaient de couleur en se desséchant. Cet amalgame pendant au bout de la fourchette de Frank me paraissait un objet bien insolite, je finis par ne plus très bien voir de quoi il s’agissait. Frank affirmait ne guère éprouver d’intérêt pour la nourriture, il dormait également très peu. Il avait dit aussi que la seule chose qui lui était vraiment indispensable pour continuer à vivre, c’était de tuer. Il me semblait commencer à comprendre de quoi il voulait parler. Il s’arrêta un instant de parler et j’en profitai pour lui montrer sa fourchette des yeux, lui faisant signe de manger un peu. Il parut se rappeler qu’il était en train de manger des nouilles et porta enfin la fourchette à sa bouche, puis se mit à mastiquer avec une expression mélancolique, comme s’il se demandait pourquoi les êtres vivants devaient se livrer à un acte aussi compliqué que se nourrir.

— Quand j’avais douze ans, j’ai tué trois vieux dans leurs chaises à bascule, après quoi, j’ai enregistré une cassette où j’expliquais que j’étais l’assassin, et j’en ai envoyé des copies à toutes les stations émettrices de la région. Il y avait un présentateur de radio que j’aimais bien, je voulais qu’il sache que c’était moi l’auteur de ces crimes dont tout le monde parlait, alors j’ai fait des enregistrements sur un vieux magnétophone de mon père, en me mettant du coton dans la bouche pour changer ma voix, ou du cellophane sur les lèvres, ou un crayon entre les lèvres, qu’est-ce que je me suis amusé en faisant ça, j’ai mis plus de vingt heures à réaliser cet enregistrement mais je ne me suis pas ennuyé une minute, finalement c’est à cause de cette cassette que je suis tombé, le FBI a analysé la voix, j’ai bien regretté d’avoir enregistré cette cassette et de l’avoir envoyée mais, bien des années plus tard, je me suis rappelé comme je m’étais amusé en faisant ça, c’était comme si j’étais vraiment en contact avec moi-même, je ne sais pas comment exprimer ça mais quand je tue des gens, j’ai l’impression d’être moi-même, j’ai la sensation d’être en accord absolu avec moi-même, je voudrais vérifier ça en écoutant les cloches, je voudrais voir ce qui disparaît en moi en les écoutant, si vraiment les mauvais instincts disparaissent.

Un moment après avoir fini mon bol de nouilles, je sentis le sommeil m’accabler. Quand il me vit me frotter les yeux, Frank me désigna le matelas et me dit que je pouvais dormir dessus. « Il y a des lits au premier, mais c’est compliqué de monter là-haut », ajouta-t-il. Je m’allongeai tout habillé sur le matelas. La lumière de la lampe fluo posée par terre était aveuglante mais comme Frank n’avait pas fini de manger, je décidai de m’endormir ainsi, en me couvrant les yeux d’une main pour éviter la lumière. Frank s’en aperçut et éteignit. La surface du matelas était glacée et humide. Je me demandais si Frank dormait toujours dans ce genre d’endroit. Je fus plusieurs fois sur le point de sombrer dans le sommeil mais chaque fois le froid me réveillait. Le petit regain de chaleur que m’avaient procuré les nouilles brûlantes s’était déjà évanoui, le froid du sol se transmettait à moi à travers le matelas, et je me mis à trembler. Frank sortit de je ne sais où une couverture au contact rêche, et la posa doucement sur moi. Au moindre de mes mouvements, la couverture rendait un son cassant, je me demandais si je n’étais pas recouvert d’une épaisse couche de papier. J’entendais Frank avaler ses nouilles dans le noir. Juste avant de m’endormir, la peur me saisit soudain : j’allais peut-être être assassiné dans mon sommeil ? Je me repris en pensant qu’il ne me tuerait sans doute pas avant d’avoir entendu les cloches. Juste avant de sombrer dans le sommeil, j’entendis un cri aigu d’oiseau.

 

C’était bien plusieurs épaisseurs de feuilles de papier journal qui me recouvraient. J’entendis la voix de Frank me recommandant de ne rien oublier dans cet abri car nous n’y remettrions plus les pieds. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il était en train d’enfiler un smoking.

— J’attendais que tu te réveilles, fit-il. Il n’y a pas de miroir ici, je ne peux pas voir si ma cravate est droite ou non.

La chemise qu’il était en train de mettre était taillée dans un tissu satiné, ornée d’un léger jabot de dentelle, le pantalon avait une ligne décorative sur le côté. Sur un coin des cartons entassés par terre, étaient suspendus un nœud papillon et une veste. « Tu es très élégant », dis-je. Il me remercia et se mit à rire en fermant les boutons de sa chemise. En regardant Frank finir de mettre son smoking dans la pénombre de cette pièce abandonnée au sol jonché de bouts de verre, j’eus l’impression d’être encore en train de rêver. « Tu as emporté ces vêtements avec toi en voyage ? » demandai-je.

— Oui, répondit Frank. J’aime bien les smokings, les jours de fête, c’est la tenue qui se remarque le moins.

 

Il était quatre heures de l’après-midi quand nous sortîmes de l’immeuble en démolition. Je ne sais pas jusqu’à quel point il y aurait foule sur le pont Kachidoki, mais si nous ne pouvions pas nous en approcher, ce serait ennuyeux.

— Tu habites cet immeuble depuis ton arrivée au Japon ? demandai-je à Frank en sortant.

— J’ai aussi habité à l’hôtel, mais je ne m’y sentais pas tranquille, répondit Frank tandis que nous nous faufilions dans la ruelle étroite.

Je ne m’en étais pas aperçu en arrivant parce qu’il faisait nuit noire, mais il y avait çà et là dans la ruelle des panneaux en interdisant l’accès. Une pancarte, que je lus avec curiosité, indiquait même : « Stockage de matières dangereuses ». Frank m’expliqua qu’il s’agissait de polybiphényl. Dans le quartier il y avait tout un tas de petits centres de consultation, de bureaux de comptabilité ou de taxes, serrés les uns contre les autres, qui depuis très longtemps utilisaient pour leurs copies non pas du carbone mais du papier dans la composition duquel entrait du sel de biphényl, et il y avait dans le coin une petite fabrique de papier copie et un fournisseur en gros. La zone avait été fermée une fois qu’on avait découvert que le biphényl était toxique. Même la police ne s’approchait pas de l’endroit, ignorant le fait que tant qu’on ne le brûlait pas, il n’y avait pas d’émanation de dioxine. C’était la planque idéale. Frank ajouta qu’il tenait ces informations d’un sans-abri. Je ne lui demandai pas s’il s’agissait de celui dont on avait découvert le cadavre calciné dans des toilettes de Shinjuku...

Frank portait une écharpe rouge par-dessus son smoking. Nous étions arrivés devant la gare de Yoyogi, et personne ne semblait remarquer sa tenue. On devait nous prendre pour deux amis se rendant à une soirée de nouvel an.

J’invitai Frank dans une échoppe de sobas à côté de la gare, et lui expliquai que traditionnellement on mangeait ces nouilles de sarrasin la veille du nouvel an. J’étais mort de faim. Je commandai des sobas au hareng fumé, Frank des sobas aux algues. Le petit restaurant était occupé par quelques groupes d’étudiants ou d’élèves d’école préparatoire, et là non plus, personne ne fit attention à nous. Même moi qui ne m’y connaissais guère en matière de mode, je voyais bien que son costume était d’une coupe bon marché et que son écharpe était loin d’être du cachemire. Quant à mon propre costume, comme j’avais dormi tout habillé sur le matelas, il était tout fripé, et poussiéreux en plus. A bien nous regarder, nous étions deux personnages plutôt douteux, mais les petits groupes de jeunes occupés à discuter entre eux à voix basse dans le restaurant ne nous prêtèrent pas la moindre attention. Je commençais à comprendre pourquoi Frank ne s’était pas encore fait prendre malgré les crimes plutôt voyants qu’il avait perpétrés : c’était parce que aujourd’hui, au Japon, personne ne se soucie plus de son voisin. Je me demandai si c’était pareil en Amérique. Je posai la question à Frank, il me répondit que dans les villes, c’était comme ici.

Frank mit près d’une heure à finir ses sobas, il n’y avait pas de fourchette dans ce restaurant et avec les baguettes, il était encore plus lent que d’habitude. La nuit était tombée, le personnel du restaurant s’activait à préparer les sobas du soir du réveillon. Le patron était un petit vieux, qui se mit à rire quand je m’excusai parce que nous nous étions attardés si longtemps.

— C’est normal, votre ami est un gaijin ! fit-il en riant.

J’éprouvai une étrange sensation à l’idée que dans ce genre de petit restaurant de sobas tel qu’on en trouve partout au Japon, Frank et moi passions pour des clients ordinaires. Il me semblait avoir enfin réintégré un quotidien normal, mais cela rendait encore plus irréel le massacre de la veille. Pourtant, je me rappelai l’horreur concrète des gorges tranchées et de l’oreille coupée, et j’éprouvai aussi un sentiment d’inquiétude, comme si Frank et moi étions recouverts d’une fine membrane transparente qui nous séparait du reste du monde, ou encore qu’une sorte de faille absurde s’était créée entre nous deux et tout ce qui nous entourait.

Pendant que Frank terminait ses nouilles, je parcourus de bout en bout les journaux du soir qui se trouvaient là, mais n’y découvris rien sur le club de rencontres. Le rideau de fer de la devanture était baissé, et tout le monde devait être persuadé que le patron avait fermé boutique pour le nouvel an. Même si les employés assassinés avaient de la famille, avec le genre de travail qu’ils faisaient, il devait être difficile de prévenir la police. Les corps seraient peut-être découverts avec beaucoup de retard. Je me demandais combien de temps mettaient des cadavres humains avant de commencer à se décomposer. Ça ne commençait pas tout de suite, sans doute, en cette saison.

Tout en piquant l’extrémité de ses baguettes dans ses sobas distendus, Frank me demanda pourquoi les Japonais mangeaient ce genre de nouilles la veille du nouvel an. Je lui expliquai que, selon la tradition, cela garantissait une vie aussi longue que ces nouilles particulièrement allongées. Frank tenait ses baguettes exactement comme s’il s’agissait d’un couteau, et se servait de la pointe pour couper les sobas avant de les porter à sa bouche. Au début les nouilles tombaient de ses baguettes mais, maintenant qu’elles étaient refroidies, elles formaient des paquets collants. N’importe quel Japonais aurait trouvé cette scène attendrissante : un gaijin maladroit se débattant avec ses baguettes et son bol de sobas. Moi, naturellement, je trouvais ça plutôt sinistre.

— Pourquoi les Japonais pensaient-ils autrefois que manger des nouilles les empêcherait de mourir ? me demanda Frank très sérieusement.

— Ils ne pensaient pas ça, rectifiai-je.

Une expression d’incompréhension se peignit sur le visage de l’Américain, et je m’avisai d’une chose étrange. Bien sûr, stricto sensu, vivre longtemps et ne pas mourir, c’était la même chose. Mais au Japon, il y avait une nuance. N’était-ce pas parce que les Japonais n’avaient jamais imaginé la possibilité d’envahisseurs venant de l’extérieur pour les tuer ?

Frank continuait à s’escrimer avec ses baguettes sur ses nouilles desséchées, gonflées, transformées en blocs de pâte grise.

 

Nous prîmes la ligne Yamanote, puis le métro à Marunouchi, changeâmes à Ginza pour la ligne Hibiya, et descendîmes enfin à Tsukiji. La station de Ginza était noire de monde, et Frank semblait mécontent. Je lui demandai s’il détestait la foule, il me répondit qu’il en avait peur.

— Depuis tout petit, les grandes concentrations de gens me terrorisent, ce n’est pas pour autant que je veux aller dans des endroits déserts, mais il semble que chez moi, la distance de sécurité avec autrui n’existe pas.

Dans l’avenue devant la gare de Tsukiji, il y avait peu de monde, sans doute parce qu’il était encore tôt. Du haut de la passerelle pour piétons, Frank aperçut le temple Honganji de Tsukiji et me dit qu’il ressemblait à une mosquée. Nous nous mîmes à marcher en direction du pont de Kachidoki. Frank avait laissé à la consigne automatique de la gare de Yoyogi le petit sac marin qu’il portait avec lui en quittant l’immeuble en démolition.

Avant de le mettre dans le casier il en avait sorti un imperméable gris, qu’il avait enfilé par-dessus son smoking. C’était un de ces impers parfaitement ordinaires qu’on voit souvent sur le dos des Anglais, et avec ça Frank passait encore plus inaperçu. La rue menant au pont de Kachidoki était assez large, il y avait peu de magasins ou de restaurants, et les alentours étaient sombres, la circulation réduite. C’était la première fois que je venais jusque-là. Le paysage n’avait rien à voir avec Shibuya ou Shinjuku. Des boutiques en bois d’articles de pêche, aux enseignes et aux toits déglingués, côtoyaient des supermarchés, et juste à côté de rangées de maisons de gros décrépites vendant du poisson séché, s’élevaient de nouvelles tours d’habitations.

Bientôt, nous aperçûmes le pont, un vieux pont d’acier et de pierre, en forme d’arche. « Il est joli, ce pont », murmura Frank. Une partie de la rive en contrebas était transformée en un parc étroit, appelé « Terrasse de la Sumida ». Près de l’entrée, se trouvait un jet d’eau dans un bassin rectangulaire, mais peut-être à cause de la saison ou parce qu’il faisait nuit, il ne fonctionnait pas. Comme il restait encore pas mal de temps avant que les cloches se mettent à sonner, nous descendîmes jusqu’au parc et nous assîmes sur un banc, d’où on distinguait nettement l’armature du pont. Ce serait bien si Jun nous observait depuis ici, songeai-je. Des lampes en acier, installées à intervalles réguliers, pendaient des poutrelles, leur lumière jaune tremblotante se reflétait sur les eaux du fleuve. Cette lumière avait un je ne sais quoi de nostalgique, peut-être parce que j’avais l’habitude de la lumière crue et blanche des néons. A l’autre extrémité du parc, un groupe d’hommes assis en rond, sans doute des ouvriers venus de province pour travailler, buvaient du saké. Au début ils avaient allumé un feu et faisaient griller quelque chose, mais deux policiers firent leur apparition et leur enjoignirent d’éteindre les flammes. Les hommes obéirent docilement. Malgré la nuit, on voyait parfois des nuées de pigeons tourbillonner dans le ciel. Des points blancs flottaient sur l’eau au milieu de la rivière : sans doute des mouettes, pensai-je.

— Il nous reste pas mal de temps à attendre, dis-je à Frank.

— J’ai l’habitude, répliqua-t-il en rectifiant son nœud papillon.

La nuit était de plus en plus noire, un faible souffle de vent traversait la rivière. Le temps s’était réchauffé depuis la veille. Frank avait observé la scène entre les deux policiers et les hommes qui buvaient. Les policiers leur avaient ordonné d’éteindre leur feu de camp, mais sans user d’autorité. Une fois le feu éteint, ils s’étaient assis avec les hommes et avaient commencé à bavarder avec eux, leur demandant d’où ils venaient, pourquoi ils ne rentraient pas au pays pour le nouvel an, ce genre de chose. Tous ces hommes venaient apparemment de la même région du Tohoku, et comme ils n’avaient pas pu obtenir de billet de train pour retourner chez eux ce soir, à cause de l’affluence, ils avaient décidé de festoyer ensemble cette nuit et de rentrer le lendemain.

Les gens commençaient à arriver par petits groupes dans le parc. Il y avait beaucoup de jeunes, en couples ou par groupes. Il y avait même des amoureux qui buvaient du café dans des Thermos, ou partageaient des sandwichs. Beaucoup écoutaient de la musique, casque sur les oreilles, épaule contre épaule. Un groupe agitait la main avec ensemble à chaque bateau qui passait. Je me demandais s’ils avaient tous lu le journal du soir avant de venir. Jun n’était visible nulle part.

Deux policiers s’avancèrent dans notre direction. J’avais beau savoir que les cadavres du club de rencontres n’avaient sans doute pas encore été découverts et qu’il n’y avait aucune raison pour qu’on vienne l’arrêter maintenant, je me disais que normalement Frank aurait dû ressentir une certaine tension à la vue de ces uniformes, matraques au côté. Mais il ne changea pas d’expression. Le plus âgé des policiers nous salua :

— Bonsoir !

— Bonsoir, répondis-je.

Frank, assis sur son banc, se contenta d’un petit salut de la tête. Un geste assez raide, propre à attirer la sympathie, qui semblait signifier : « Vous voyez, je m’intéresse à la culture japonaise. »

— Ce monsieur est un étranger ? Il est venu écouter les cloches ? me demanda le policier. Je répondis par l’affirmative.

— Je pense qu’il n’y aura pas énormément de monde ce soir, mais il faut tout de même faire attention aux pickpockets. Ne laissez pas vos affaires sans surveillance, pour éviter les vols.

Je traduisis à Frank l’avertissement du policier. Frank le remercia en japonais : « Arigatô gozaimasu. » Puis il fit un nouveau salut de la tête. Les deux policiers sourirent puis s’éloignèrent.

— Ils sont bien aimables, murmura Frank en suivant du regard les uniformes qui s’éloignaient.

Devant l’affluence qui augmentait dans le parc, nous décidâmes de monter sur le pont. Il y avait un SDF au pied, du côté de Tsukiji. Ses affaires dans une poussette à côté de lui, il était assis sur des cartons, répandant aux alentours une odeur nauséabonde. Nous nous éloignâmes, et nous adossâmes aux rambardes du pont pour attendre les cloches.

— A ton avis..., dit Frank, à ton avis, lequel de nous deux, ce SDF et moi, est le plus nuisible à la société ?

— Tu crois vraiment qu’il existe des gens nuisibles à la société ? rétorquai-je.

— Il y en a, c’est sûr, fit Frank en regardant le sans-abri. Les gens comme moi sont nuisibles, c’est évident, moi je ressemble à un virus, en fait, très peu de virus transmettent des maladies, mais il y en a d’autres sortes, en nombre incalculable, ils ont pour rôle de maintenir la diversité de la vie en aidant aux mutations, j’ai lu beaucoup de livres sur les virus, le fait que j’aie besoin de très peu de sommeil me laisse beaucoup de temps pour lire, si les virus n’existaient pas sur terre, l’espèce humaine ne serait sans doute jamais apparue, il y a dans les virus quelque chose qui pénètre dans nos gènes et change les informations directement héréditaires, par exemple le virus HIV qui cause le sida, personne ne peut affirmer qu’il n’est pas en train d’inscrire différemment les informations génétiques nécessaires à la survie de l’homme dans le futur, moi par exemple, quand je commets des meurtres en toute conscience, ça choque les gens, mais ça les fait aussi réfléchir, et je crois mon existence absolument nécessaire au monde, tandis que les gens comme lui...

Frank regardait à nouveau le SDF qui, assis sur ses cartons, ne faisait pas mine de vouloir bouger. Il y avait de plus en plus de monde aux alentours du pont, mais un grand cercle autour de lui restait vide.

— Ces types-là n’ont pas abandonné toute volonté de vivre, mais ils ont renoncé à communiquer avec les autres humains, dans les pays pauvres il y a des réfugiés mais pas de clochards, en fait les clochards ont la vie facile, s’ils rejettent la société ils n’ont qu’à partir et aller vivre ailleurs, ils devraient être capables de prendre des risques, moi au moins j’en ai pris, eux ils ne sont même pas capables de commettre des crimes, ce sont des dégénérés, moi, les dégénérés comme eux, je les supprime.

Frank s’exprimait lentement pour être sûr que je comprenne bien son anglais. Malgré son indéniable pouvoir de persuasion, il m’était impossible d’être d’accord avec lui. J’avais envie de lui demander si la lycéenne découpée en morceaux était elle aussi une dégénérée, mais je n’en eus pas le courage.

Frank quitta le clochard des yeux et se tourna vers la Terrasse de la Sumida.

— La voilà ! dit-il.

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine : Jun était là, dans le parc, sur un banc. Elle jeta un coup d’œil vers nous, et détourna aussitôt le regard : elle s’était aperçue que Frank et moi la regardions. Assise sur son banc, elle baissa la tête, resta immobile. Elle ne savait sans doute pas quoi faire. Je regrettai d’avoir fait appel à elle comme observatrice. J’aurais dû y penser avant : Frank était venu jusqu’à chez moi pour coller ce bout de peau grillée sur ma porte, c’était normal qu’il soit capable de reconnaître Jun. Je crois que si je ressentis un regret aussi vif en la voyant apparaître, c’est parce qu’elle symbolisait mon existence avant ma rencontre avec Frank. J’avais fait venir un être parfaitement innocent sous les yeux de ce monstre. Je prenais soudain conscience d’une distance insurmontable entre Jun et moi tel que j’étais maintenant. J’aurais dû faire face seul jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, jamais je n’aurais dû la mêler à tout ça. Je cherchai des yeux les policiers qui devaient patrouiller dans les environs. Il fallait protéger Jun. Et à l’instant où cette pensée me vint, je me sentis très loin de Frank. Comme si j’étais libéré du sort qu’il m’avait jeté. Je compris pourquoi je n’arrivais pas à croire à ce qu’il disait tout à l’heure. Personne ne pouvait savoir qui était dégénéré et qui ne l’était pas, personne ne pouvait s’arroger le droit d’en juger.

— Tu sais, Kenji, de temps en temps, je perçois les pensées des gens, me dit Frank, et mon cœur se glaça. Pas tout le temps, poursuivit-il, si je comprenais tout le temps, je deviendrais vite fou, Kenji, tu ne peux pas savoir ce qu’il faut comme concentration, quelle tension cela représente de tuer quelqu’un, tous mes sens sont aiguisés, et je comprends les signaux qu’envoie la personne en face de moi, ces signaux viennent des ondes de son cerveau, les dégénérés envoient des ondes extrêmement faibles, inconsciemment leurs signaux disent : tue-moi ! Alors moi je les tue. Kenji, toi, je ne te tuerai pas, et ta petite amie non plus, tu vois, tu es le seul ami que j’ai au Japon, non, le seul ami que j’ai jamais eu dans ma vie, c’est bon, maintenant tu peux aller la rejoindre, je te remercie de m’avoir accompagné jusqu’ici, ça suffit, je vais trouver un autre endroit d’où j’écouterai les cloches tout seul.

En parlant, il avait désigné Jun d’un geste du menton. Je m’apprêtai à m’éloigner de lui comme un somnambule, quand sa poigne de fer me retint brusquement par l’épaule.

— J’allais oublier, j’ai un cadeau pour toi, dit-il en me mettant une enveloppe dans la main. C’est quelque chose de vraiment important pour moi, bien plus précieux que l’argent, accepte-le, je t’en prie.

Puis il ajouta :

— Il y a autre chose que je voulais faire avec toi : je voulais aller boire une soupe au miso. Mais c’est trop tard, on ne se reverra sans doute jamais.

— Une soupe au miso ?

— Oui, ça m’aurait intéressé, autrefois ça m’est arrivé d’en commander dans un petit sushi-bar du Colorado, c’était une drôle de soupe, avec une odeur bizarre, alors je ne l’ai pas bue, mais je la trouvais intéressante, d’abord la couleur, cet espèce de brun foncé étrange, et puis l’odeur, on dirait que ça sent la transpiration, tu ne trouves pas ? Et pourtant, cette soupe donne vraiment l’impression d’un plat raffiné, plein de distinction, c’est pour ça que je suis venu au Japon, tu vois, je me demandais quel genre de peuple pouvait boire une soupe pareille tous les jours, c’est dommage, j’en aurais volontiers bu une avec toi.

Je lui demandai s’il comptait rentrer bientôt en Amérique.

— Pas tout de suite, répondit-il.

— Dans ce cas, tu peux manger une soupe au miso, on en trouve partout, même dans les plus petits restaurants.

— Non, ça ne fait rien, dit-il avec un sourire.

Un drôle de sourire, on aurait dit qu’il le faisait naître non pas en relaxant les muscles de son visage, mais plutôt par un affaissement de tous ses traits.

— Je n’ai plus besoin d’en boire, je suis en plein dedans, en plein dans le potage japonais ! Des trucs bizarres flottaient dans cette soupe au miso que j’avais commandée dans le Colorado, des bouts de légumes, des trucs comme ça, à ce moment-là, je trouvais que ça ressemblait à des débris de saletés, mais maintenant, j’ai l’impression que moi-même je suis transformé en un de ces petits bouts de légumes, je flotte dans un énorme bol de soupe, et je me sens parfaitement satisfait.

Je lui serrai la main, lui dis au revoir puis me dirigeai, tendu de tout mon corps, vers la bande de terre en contrebas où attendait Jun. Toujours assise sur son banc, elle nous regardait tour à tour Frank et moi, avec une expression déconcertée. Les cloches n’avaient pas encore commencé à sonner, ce n’était pas l’heure. Je ne me comportais pas comme prévu et, du coup, elle ne savait plus que faire. Elle tendit un doigt vers le pont. Je me retournai : Frank n’était plus là. Jun secoua la tête d’un air de dire : « Je ne sais pas où il a disparu. »

J’ouvris l’enveloppe sous un réverbère. Frank avait collé dessus sept des photos miniatures que nous avions prises ensemble, le premier soir. Moi, l’air simplement mécontent – j’étais encore totalement ignorant à ce moment-là  –, et Frank, avec son visage inexpressif. L’enveloppe contenait seulement une plume d’oiseau d’un gris sale.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jun qui s’était approchée.

— Une plume de cygne, répondis-je.

 

 

Ce roman a d’abord paru sous forme de feuilleton dans l’édition du soir du Yomiuri Shimbun du 27 janvier au 31 mars 1997 avant d’être revu et rassemblé dans le présent volume.